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La prédication du Vendredi-Saint 2023. Colossiens 1, 13-20 : « faites une croix sur la complexité »

Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ait la simplicité éternelle.

Colossiens 1.13-20_NBS
Il nous a délivrés de l’autorité des ténèbres pour nous transporter dans le royaume de son Fils bien-aimé, 14 en qui nous avons la rédemption, le pardon des péchés.
Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute création ; car c’est en lui que tout a été créé dans les cieux et sur la terre, le visible et l’invisible, trônes, seigneuries, principats, autorités ; tout a été créé par lui et pour lui ; lui, il est avant tout, et c’est en lui que tout se tient ; lui, il est la tête du corps — qui est l’Eglise.
Il est le commencement, le premier-né d’entre les morts, afin d’être en tout le premier. Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute plénitude et, par lui, de tout réconcilier avec lui-même, aussi bien ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux, en faisant la paix par lui, par le sang de sa croix.

Voici… mes trousseaux de clefs …
Il y a les clefs de ma maison, celles de Saint-Marc, de Saint-Martin, d’Illzach, du collège Jean 23, de Dornach, je dois en avoir aussi une pour St-Etienne, pour Saint-Jean, un vieux cadenas de vélo …. Et puis toutes celles dont je ne sais plus ce qu’elles ouvrent.
Vous vous dites peut-être : mais voici un homme très important, avec tant de clefs …
Ou vous penserez : c’est Saint-Pierre en personne qui nous parle de là-haut !

Mais détrompez-vous c’est une malédiction. C’est ma croix !
Il n’est pas pire épreuve que de devoir ouvrir une porte avec ces trousseaux. A part peut-être enfiler une couette dans sa housse.
Je rêverais d’un passe universel pour toutes mes clefs. Combien ma vie en serait simplifiée.

Mais ce n’est pas la seule des croix que j’ai à porter.
Voici la liste de mes mots de passe …. J’ai en effet un fichier dédié aux mots de passe dans mon ordinateur. Aux débuts de l’ère informatique personnelle nous avions un ou deux mots de passe genre JM68 ou ma date de naissance. Pour accéder à notre boîte mail et à un ou deux autres sites.
Aujourd’hui j’en ai 8 pages !

Je dispose de quatre boîtes mails chacune avec son mot de passe. Et puis il y a le mot de passe pour les impôts, Ameli, le gaz et l’électricité, la fnac, Amazon, Boulanger, les banques, la Sncf, l’abonnement du téléphone, Netflix, ma nouvelle identité numérique de La Poste, celui du site internet, celui du fichier partagé avec les collègues, celui ….
Mes mots de passe, je les crée, je les perds, je les recrée, je les oublie, j’en réinvente ou je laisse mon ordinateur m’en proposer de nouveaux qui ne ressemblent à rien, dépourvus de toute poésie, ils ne sont plus qu’amoncellements de signes sans significations. Parce qu’un mot de passe ne doit rien signifier, sinon ce n’est pas un bon mot de passe.

Vous vous dites maintenant : ouahh, voici un homme très occupé, il doit être très important !
Mais vous vous trompez encore.
C’est un vrai désespoir que de vivre avec tous ces obstacles, toutes ces frontières, toutes ces portes fermées, de se dire qu’il faut tout verrouiller, cacher, et surtout retenir tous ces codes et mots de passe.
Je rêverais d’une vie tellement plus simple…
Je rêverais d’un mot de passe universel, unique, personnel, pour donner un peu de repos à mon esprit.

L’auteur de la lettre aux Colossiens, un disciple probable de l’apôtre Paul était confronté à une épreuve semblable. Lui aussi avait à faire avec des contraintes et personnes très compliquées.
Pour parler de Dieu, pour entrer en relation avec Dieu, pour parler du monde, de la vie, ces personnes avaient élaboré un langage complexe, des théories « cabalistiques ».
Elles étaient influencées par un mouvement de pensée que l’on nomme le gnosticisme, ou le pré-gnosticisme, qui se développa au tournant du premier siècle de notre ère dans le christianisme. Colosses était une ville de passage et de brassage d’idées. Et certains parmi les membres de la communauté brassaient ainsi des idées pêchées un peu partout.
La religion se construisait comme avec ces applications qui nous proposent de recenser tout ce que nous avons dans le frigo pour en faire un repas fait de bric et de broc.
Et, pour eux, la religion relevait de la connaissance. Les gnostiques étaient influencés par la mystique des livres intertestamentaires qui n’avaient pas intégré la Bible (comme le livre d’Hénoch, les évangiles de Judas, de Marie-Madeleine), mais aussi le platonisme grec, l’hermétisme gréco-égyptien (nommé du nom du Dieu Hermés, qui donnera de manière significative le mot « hermétique »), les cultes à mystère qui foisonnaient dans l’empire romain comme celui de Mithra, de Cybèle de Dionysos. Ces cultes étaient à caractères initiatiques, c’est-à-dire réservés à des initiés à qui étaient révélés des secrets spirituels cachés. Ils prétendaient permettre de soulever le voile du divin, développaient des théories pseudo-rationnelles à propos du monde des esprits, séparé du monde terrestre, habité d’âmes fantomatiques détachées de leur corps de chair.
Le langage étrange qu’emploie le rédacteur de l’épître s’inscrit dans ce contexte : « les thronos, kuriotes, Arkhè et Exousia », traduits par « trônes, souverainetés, dominations, autorités », sont en fait des noms d’anges que l’on retrouve par exemple énumérés dans « le livre de la hiérarchie céleste » du Pseudo-Denys l’Aéropagite. Il décrit une hiérarchie du monde céleste, constituée par les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Puissances, les Principautés, les Archanges et enfin les Anges.
Tous ces joyeux drilles, ils les imaginaient se promener dans un monde parallèle, qu’ils nommaient le plérôme.
Vous ne savez pas ce qu’est le plérôme ? Ce mot désigne dans certains courants religieux un monde céleste fantastique, peuplé d’anges, de démons, d’éons,. Un monde à peu près aussi complexe que la série Game of Thrones.
Pour tout vous dire, je n’ai pas vu Game of Thrones. Je me suis arrêté à la lecture du synopsis et j’ai abandonné le projet tellement l’intrigue avait fatigué mon cerveau par avance. J’ai déjà assez à faire avec la lessive du samedi et l’écriture de la prédication pour ne pas m’ajouter de sollicitations mentales.

Il n’y a pas eu besoin d’attendre mars 2020, pour voir naître des idées saugrenues, des pensées alternatives, ni les années 80 et son corpus de publications annonçant l’entrée dans un « Nouvel Age » de l’humanité, ni la fin du XIXème qui vit fleurir sur les ruines du romantisme la mode de courants de pensée ésotériques telle que l’anthroposophie et ses déclinaisons. Le supermarché du religieux nommé ainsi par Danièle Hervieu-Léger pour caractériser la religiosité de la fin du XXème siècle est un phénomène qui vient de très loin.
Seulement, comme tous les psychotropes et autres paradis artificiels après l’enthousiasme, attention à la chute ! Icare l’avait durement éprouvé en tentant d’accéder au ciel. Tout cela n’est-il pas « vanité et poursuite du vent » ?

C’est pourquoi l’auteur de l’épitre décide de mettre une croix sur ces élucubrations, un point final en disant : « c’est en lui, le Christ que tout a été créé dans le ciel et sur la terre »(verset 16). La référence au premier verset de la Bible est explicite : « au commencement, Dieu créa les cieux et la terre ».
Il soumet le vocabulaire du gnosticisme ‘autorités, trônes, souverainetés, dominations… » à un principe créateur unique, pour le replacer sous son autorité. Une manière de dire : si vous avez envie de croire en un monde parallèle au monde réel, sachez que le monde demeure néanmoins sous l’autorité du Dieu créateur unique. Vous perdez votre temps et vous gaspillez votre énergie. Un seul Dieu créateur de tout, inaccessible à l’entendement plutôt que des milliers d’hypothèses imaginaires, c’est quand même reposant !

Et pour freiner le désir d’aller se promener dans le ciel et les étoiles il ancre la présence de Dieu sur la terre bien ferme, dans le Christ. Il dit « Le Fils est l’image du Dieu invisible ». Comprenons : il est l’image de Dieu incarné en un vrai homme, Jésus, et non un être angélique éthéré.
Une manière de dire n’allez pas chercher là-haut ce que Dieu vous a donné simplement et clairement ici.
J’aurais envie de le dire ainsi : « Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ait la simplicité éternelle ».

Franchement, qui imaginerait un seul instant le général Jésus Christ parler de plérôme, d’anges, d’archanges, de trônes, de monde parallèle, de secrets cachés révélés ?

Je vous donnerai du repos
Jésus n’est pas venu augmenter nos charges mentales. Il est celui qui a dit : « je vous donnerai du repos » (Matthieu 11,28). Si je n’attends pas qu’il s’occupe de ma lessive ou de ma couette, il contribue au moins à mon repos d’esprit.

Lors de son entrée à Jérusalem, Jésus avait manifesté qu’il ne serait pas roi selon les attentes du monde. Il ne l’a pas manifesté par un grand discours sur la paix dans le monde, la politique et ses dérives, les vertus théologales à suivre pour plaire à Dieu. Il l’a exprimé par la force et la simplicité d’une image, d’un geste dans la tradition des prophètes : en entrant dans la ville assis sur un ânon.
Il s’inscrit ici dans les gestes forts des prophètes de l’ancien testament : comme Osée marié à une prostituée, comme Esaïe se promenant nu et déchaussé durant trois ans dans les rues de Jérusalem.
Un ânon et puis, second geste, second symbole : qui résume tout, celui qui nous réunit tous aujourd’hui, le symbole prophétique le plus puissant de l’histoire : la croix.

Si Jésus avait eu des conseillers en communication, ils lui auraient certainement déconseillé ce choix. La croix pour faire le buzz ce n’est pas très sexy et cela ne donne franchement pas trop envie. Comme arriver sur un âne plutôt que dans un char tiré par des chevaux. Et pourtant, nous sommes tous là aujourd’hui, à faire mémoire de la croix.

Jésus ne fut pas roi selon les attentes. Il apparaît qu’il ne se présentera pas non plus comme métaphysicien ou philosophe selon les attentes d’autres non plus. Jésus ne fut pas un sage, un sage de plus, un maître à penser de plus, un discoureur de plus.
Qui aurait imaginé un instant Jésus donner des leçons de médecine, de philosophie, de politique ?

Jésus ne rédigea pas de cartographie céleste, il ne décrivit pas le monde après notre mort, il n’évoqua aucune réalité parallèle. Mêmes les récits de miracles n’ont pas été l’opportunité de nous transmettre des pouvoirs supra-physiques, surnaturels, mais seulement de manifester sa confiance dans le Père et de reconnaître qu' »à lui le règne, la puissance et la gloire ». A lui, pas à notre main.
Il ne fut pas un sage, il ne fut pas un roi, il ne fut pas un gourou, il ne fut pas médecin, il ne fut pas voyant, ni rebouteux, … Il ne tenta pas de vendre quoi que ce soit. Il ne tenta pas de capter de votes, il ne tenta pas de mettre en place quelque dogme que ce soit. Il n’institua même pas de religion en fait. Ou alors une religion « déreligiosisée ».
Il fut un humain, vivant parmi les humains, leur parlant de la vie humaine.

Nous discutions récemment avec mes collègues sympathiques, à propos de nos opinions sur diverses questions religieuses ou politiques. Je leur disais que franchement, je n’avais pas d’avis. Sur à peu près rien. Le seul avis que je puisse avancer étant « le Christ ». Cela me suffit.
Ce sont ses histoires qui me parlent même si je ne les comprends pas tout à fait et c’est certainement bien ainsi. Ce sont ses formules chocs qui me touchent comme « aimer ses ennemis », « tendre l’autre joue », « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat », « ne vous inquiétez pas », « n’ayez pas peur », même si j’ai du mal à les mettre en pratique.
Jésus prêcha et manifesta en gestes une religion du cœur et non du discours. Il prêchait avec des histoires simples, décrivant les réalités simples de l’existence.
Ses rares discours étaient accessibles à l’entendement de tous, comme « heureux les simples en esprit, heureux ceux qui pleurent… ». Paroles toujours paradoxales pour ne pas se faire dogmatiques. C’est pourquoi elles touchèrent et touchent encore tant de monde de toutes origines et conditions.

Dans un monde qui s’est tellement complexifié en 20 siècles et qui s’accélère désormais chaque mois, nos possibilités d’interactions et d’informations ont explosé. Nos occasions de préoccupations nous engloutissent, et nous cherchons désespérément dans ce déluge de discours et de possibles à trouver la vérité pour ne plus ressentir notre existence comme « un fétu de paille ballotté par le courant de la vie » comme le disait Martin Luther King.

Cette vérité simple, unique, ce carême de la pensée et de la religion, ce symbole, ce mot de passe unique et ultime, qui pourra réconcilier la tempête dans nos cerveaux est ce signe tout simple qui renvoie à cet événement tellement fort et vrai : la croix.
La croix, qui rappelle sa mort sur le mont Golgotha. Un événement parfaitement réel en ce qu’il dit et décrit la vérité tragique de l’humanité. Sans l’édulcorer, tenter de la cacher, de la ripoliner d’une couche de « toutirabien ».
La mort sur la croix nous dit qu’il n’est pas d’échappatoire à notre condition humaine. Mortels nous sommes nés, mortels nous demeurerons jusqu’à notre dernier souffle. L’évangile ne fuit ni ne cache la réalité.
Mais à la croix qui va être associée un autre anti-symbole : le tombeau vide.

A eux deux, ces symboles ou anti-symboles, la croix et le tombeau vide, expriment avec simplicité en quoi la vie et la mort de Jésus ont une dimension universelle, concrète, réelle, représentent toute vie humaine, traversée de tragique injuste et de joie inattendue.

Paul écrivait : « d’un côté, les Juifs réclament des signes miraculeux, de l’autre, les grecs recherchent la ‘sagesse’, nous, nous prêchons Christ mis en croix. Les Juifs crient au scandale. Les grecs, à l’absurdité » (1 Co 1.22-23).
Je ne cherche ni sagesse, ni miracle, parce que je choisis de mettre une croix sur la complexité de l’existence : car « Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ait la simplicité éternelle ».

Alors, comme la reine des neiges, je peux chanter « libéré, délivré », et avec Martin Luther King tonner « Enfin libres ! Enfin libres ! Dieu tout-puissant, merci, nous sommes enfin libres! » (dernière phrase de son discours prononcé au Lincoln Memorial, Washington, D.C, le 28 août 1963).
Libre de faire mes preuves, de mériter mon existence, de me demander si j’ai bien fait ou mal fait, de chercher ma justification dans les yeux et les jugements des autres.

Je sacrifie ma curiosité à ma tranquillité. Je sacrifie mon exigence éperdue de connaissance et de vérité à la fréquentation du Christ, je sacrifie le besoin de nourrir la religion de mon cerveau à la religion de mon cœur. Pour essayer de vivre comme les premiers adeptes de la religion de la croix que le livre des Actes décrit ainsi : « Ils prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur. » (Actes 2:44)

CFS, je crois que Jésus n’est pas venu pour fatiguer nos cerveaux mais pour leur apporter du repos.
Non pas le repos en quittant le bonheur des illusions religieuses au sens de Marx, ni le repos des anachorètes héritiers de Saint-Antoine qui fuyaient le monde pour le désert, mais le repos de l’enfant qui sait qu’il a des parents qui veillent à lui assurer le confort, le gîte et le couvert et qu’il n’a pas besoin de prendre sur lui tout le poids des inquiétudes de l’existence.

C’est ainsi que nous pourrons répondre à l’invitation à célébrer un repas tout simple dans quelques instants. Et si vous vous demandez quelle sera la nature de ce repas, sera-t-il symbolique, du souvenir, en présence réelle du Christ, en présence substantielle, … ? C’est que vous n’avez rien compris à ce que j’ai tenté de dire, c’est que vous voulez remettre de la complexité là où Jésus a voulu amener de la simplicité.

Frères et sœurs, aujourd’hui, et demain encore, avec Jésus-Christ, nous pouvons planter une croix sur la complexité de nos vies !