Le Samaritain de Schrödinger – Luc 10, 25-27
CFS, j’ai amené mon verre personnel pour notre premier apéritif à l’issue du culte.
Alors, je vais vous poser une question que vous connaissez bien : est-il à moitié plein ou à moitié vide ?
Qui a raison ? Qui a tort ?
Il n’y a bien sûr pas de bonne réponse à cette question. C’est notre imagination, notre psychologie, peut-être notre idéologie, ou nos options politiques qui nous font choisir l’une ou l’autre réponse.
Faisons une autre expérience de pensée, bien connue aussi. Celle du chat de Schrödinger, du nom d’un physicien de la première moitié du XXème siècle.
Vous en avez déjà entendu parler. Un chat est placé dans une boîte, relié à un dispositif qui va diffuser du poison, dispositif lui-même relié à un appareil qui mesure la désintégration d’un corps radioactif. Cette désintégration est aléatoire, mais on sait qu’au bout de 10 minutes l’atome a parcouru en moyenne une demi-vie, en 20 minutes, il est sûr qu’il est totalement désintégré. Cela signifie qu’au bout de 10 minutes il y a 50% de chances que le chat soit encore vivant, 50% de chances qu’il soit encore mort. Si on n’ouvre pas la boîte la théorie quantique qui est l’enjeu de cette expérience de pensée dira qu’il est à la fois vivant et mort.
Comme Joachim n’a pas accepté de me prêter son chat – si vous le croisez à l’occasion sachez qu’il s’appelle Karma -, et que Schrödinger a bien expliqué qu’il s’agissait d’une expérience de pensée quant à des phénomènes qui se passe au niveau atomique et non au niveau du vivant, nous allons tenter une autre expérience pour comprendre cela.
Je prends une pièce de monnaie. Je la lance.
Au moment où elle était en l’air, à son apogée, était-elle pile ou face ? Elle était alors à la fois pile et face. Personne ne pouvait savoir sur quel côté elle allait atterrir.
Maintenant que je l’ai dans la main. Est-elle pile ou face ?
Tant que je ne la regarde pas, elle est toujours à la fois pile et face.
Je vais donc la mettre de côté, sans la regarder.
Prenons maintenant une autre histoire, encore plus connue. C’est peut-être l’histoire la plus connue au monde. La parabole du bon samaritain que nous a lue Hadidja.
« Un homme tombe sur des bandits ; ceux-ci, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort. Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin ; il le vit et passa de l’autre côté. De même un lévite arriva à cet endroit ; il le vit et passa de l’autre côté ».
On note tout d’abord que les deux premiers passants passent « par hasard ». Ils auraient pu ne pas passer, il y a de l’aléatoire dans le déroulement de nos vies.
Les deux hommes ont en commun d’être des hommes très religieux. Ceci est moins aléatoire, cela relève d’un choix. Ils vont aussi choisir de ne pas s’arrêter. C’est une décision.
Comme ils sont spécialistes en questions religieuses ils connaissent très bien les lois rituelles. Et parmi ces lois il en est une, qui vient du livre des Nombres, qui dit « Celui qui touche un mort est impur…S’il ne se purifie pas, il souille la demeure du Seigneur » (Nb 19,11-13) ».
Or la victime est quasi-morte dans le fossé.
Ils sont peut-être en route pour un pèlerinage ou par aller accomplir le service du temple à Jérusalem. Pour ne pas risquer de se trouver en situation d’impureté, ils vont choisir de passer leur chemin. Si je dis cela, c’est un choix de ma part, une interprétation, comme de dire que le verre est à moitié plein ou vide. Parce que le texte ne nous donne pas d’explication. Mais c’est l’explication la plus cohérente.
Ils sont légalistes. Ils placent la Loi au-dessus de la vie. La vie qui, elle, est soumise au hasard, à l’aléatoire. Comme ma pièce, comme la désintégration de l’atome. Mais eux, n’acceptent pas l’aléatoire.
Le problème et c’est ce que Jésus va mettre au jour. C’est qu’en se pensant fidèles à la Loi, ils vont quand même faire un choix. Ils se pensent obéissants à la Loi biblique, à Dieu donc mais en fait ce n’est pas vrai.
Parce que les lois bibliques ne sont jamais monolithiques. S’ils n’étaient pas enfermés dans leur rigidité, ils auraient eu l’honnêteté de se souvenir que dans la Torah, il y a d’autres Lois, qui peuvent entrer en contradiction avec celle du livre des Nombres. Et, en particulier, celle qui nous a été lue tout à l’heure, dans le livre du Lévitique : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Leurs esprits intégristes, monomaniaques, ne supportent ni les contradictions, ni la complexité, ni l’aléatoire, et encore moins la responsabilité personnelle. Eux, les experts qui connaissaient les textes par cœur, ont ici un fâcheux trou de mémoire.
Comment concilier l’interdit de toucher un moribond et celui d’aimer son prochain ? On parlerait aujourd’hui d’une dissonance cognitive qui leur est insupportable. Ils vont la résoudre en fermant leur cœur et en se persuadant qu’ils sont de bons croyants obéissants à Dieu. Mais ce n’est pas vrai. Parce que Dieu n’invite pas une obéissance sourde et aveugle, mais à la responsabilité personnelle.
Cette dissonance avait pourtant déjà été repérée par des théologiens juifs. Un contemporain de Jésus, Rabbi Akia, avait commenté la phrase du Lévitique, en remarquant qu’elle se situait au milieu du chapitre 13 du livre du Lévitique, qui comporte 27 livres. Le livre du Lévitique était lui-même le troisième livre de la Torah, sur cinq, c’est-à-dire encore une fois au milieu. Ainsi « tu aimeras ton prochain comme toi-même » était « situé exactement au cœur de la Torah, comme le Tabernacle était au milieu du cortège des Hébreux ».
Rabbi Akia dira alors que « tu aimeras ton prochain comme toi-même » est « la loi la plus importante, le principe de base, la Règle d’Or de la Torah. » Le cœur de la Torah.
Nous pouvons comprendre que si des lois sont nécessaires à la vie humaine, il y a une hiérarchie entre celles-ci et un principe fondateur qui doit les régir. Ce principe pour l’ancien testament comme pour le nouveau est celui de l’amour. L’amour du prochain dans l’Ancien Testament, repris par Jésus qui l’élargira encore à l’amour des ennemis.
Ainsi la question du docteur de la Loi qui rencontre Jésus et qui a besoin lui aussi de résoudre sa dissonance cognitive trouve sa réponse dans la Parabole et dans le Lévitique. Pourquoi Jésus choisit-il de mettre en scène un Samaritain qui est une des populations les plus honnies d’Israël, aux côtés de l’ennemi héréditaire qu’était le peuple philistin ?
Pour rappeler ce que je viens de dire : l’amour du prochain ce n’est pas seulement aimer ceux qui nous aiment, que nous connaissons déjà. C’est m’approcher de celui qui m’est étranger. Jésus n’a pas inventé cette idée, elle était présente déjà dans le Lévitique. « L’immigré qui réside avec vous sera parmi vous comme un israélite de souche, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous-mêmes avez été immigrés au pays d’Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu ».
Jésus ne l’a pas inventée, il l’a seulement dégagée et située à la place qui devait la sienne dans la Bible : la première. Celle qui doit éclairer la lecture de tous les autres textes.
L’amour n’est pas simplement un sentiment ou une émotion, il est aussi un effort, qui me contraint à quitter à la fois le domaine de la Loi aveugle, qui sélectionne ceux qui sont aimables de ceux qui ne le sont pas, et le domaine de l’émotion qui me conduit à aimer ceux qui me ressemblent, ceux qu’il me plaît d’aimer.
Mais il est encore une autre raison pour laquelle les religieux ne se sont pas arrêtés.
Je vous relis la description de la situation : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba sur des bandits ; ceux-ci, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort ».
Je reprends mon verre, et ma pièce, et le chat de Joachim : sont-ils à demi-plein ou vide ? Pile ou face ? Mort ou vivant ?
Les religions ont vu un homme « à demi-mort », ils n’ont pas vu qu’il était aussi, et d’abord, un homme à « demi-vivant ».
Selon l’expression consacrée il était « entre la vie et la mort ». Comme le chat de Schrödinger, comme ma pièce de monnaie. Personne ne pouvait à cet instant savoir s’il allait vivre ou mourir. Sauf que si personne ne l’avait pas pris en charge, il était certain de mourir.
Comme si déçu que mon verre ne soir pas pleinement plein, je me mettais à bouder et je choisissais de ne pas le boire du tout.
Nous pourrions nous dire aussi que la situation de l’homme blessé est une métaphore de nos vies. D’ailleurs il est le personnage du récit pour lequel nous avons le moins d’information. Il n’a ni nom, ni fonction, ni origine, ni religion. Il est juste « entre la vie et la mort ».
Or, ne sommes-nous pas tous « entre la vie et la mort » ?
Savez-vous quel est l’âge auquel nous sommes statistiquement au milieu de notre vie ? L’âge auquel notre espérance de vie moyenne correspond à notre âge effectif ?
C’est à 45 ans pour les hommes, 47 ans pour les femmes. A ce moment-là, en moyenne, il nous reste 45 ans et 47 ans à vivre.
Ainsi, à 45 ou 47 ans, nous sommes tous à demi-morts, ou à demi-vivants, statistiquement.
La question que nous pouvons alors nous poser : comment vais-je m’aimer maintenant lorsque j’ai 45 ou 47 ans ? Comme un demi-mort ou un demi-vivant ?
Nous pourrions encore lire la métaphore théologiquement.
Au chapitre 18 de l’évangile de Luc, un autre vint chez Jésus et lui posa la même question. Il s’agit du jeune homme riche. Il demanda à Jésus : « que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle ? ».
Vous souvenez-vous comment il avait interpellé Jésus ? Il lui avait dit « bon maître ». Et que Jésus lui avait-il répondu ? « il n’y a de bon que Dieu ».
Nous ne sommes pas qu’à demi-morts ou demi-vivants, nous sommes aussi « à demi-bons » et à « demi-mauvais ». Et nous le savons bien. C’est ce que Martin Luther formulera dans son fameux « simul justus simul peccator », en même temps justes et pécheurs.
Or, qu’a choisi Dieu devant cet état de fait ?
De jeter le verre parce qu’il était à moitié vide ? Depuis le Déluge, Dieu s’était engagé dans une alliance avec l’humanité, malgré le fait que le cœur de l’homme soit traversé de passions contraires.
Et avec Jésus, il se présentera lui-même pour endosser cette partie mauvaise de l’homme et pour prendre l’injustice sur lui, comme l’homme battu par les brigands dans la parabole.
Jésus endossera à la fois le rôle du blessé et celui du Samaritain.
Dieu ne renversera pas le verre à moitié vide, parce qu’il est aussi à moitié plein.
Dieu n’ouvrira pas la boîte de Schrödinger, parce que jusqu’au bout il nous veut vivants.
Dieu ne joue pas à pile ou face non plus.
Ou, comme moi. Il ne regardera pas sur quelle face la pièce est tombée.
La grâce de Dieu c’est entendre Dieu nous dire : bon, écoute, tu connais ta vie passée, faite de bonnes et de moins bonnes choses. Si c’est la Loi qui devait déterminer sur quel côté est tombée la pièce, ce serait forcément du mauvais côté. Si c’est le pur hasard, cela ne te laisserait qu’une chance sur deux. Alors nous n’allons pas regarder où est tombée la pièce. Nous allons partir du principe que la pièce est tombée du bon côté.
Es-tu d’accord avec cela ?
Si tu réponds oui, à ce moment-là commencera pour toi la vie éternelle.
Nous pouvons nous poser la même question pour l’Église. Est-elle vivante, est-elle morte ? Les rangs sont-ils à moitié vides ou à moitié pleins ? La pièce tombera-t-elle du bon ou du mauvais côté ?
Cessons de nous inquiéter. Dieu nous propose de ne pas aller ouvrir la boîte, de ne pas regarder la pièce, il veut nous donner la vie en abondance.
Jean-Mathieu Thallinger, Dynamique Mulhousienne